Ligués contre le cancer

Inégalités

Un monde de Lou

Une communication défaillante avec son médecin traitant a pesé dans la détection du cancer du sein de Loubna Laouedj, ainsi que sa dépendance psychologique et sa fragilité sociale.

Défaillance
Eloignés
Inégalités
Précarité
Retour d'expérience
Transport

21/06/2022

« J’ai échappé à la morsure de la mort. » Loubna, ou Lou, en veut à son médecin. Il n’a pas su l’écouter. L’a négligée. Entre une vie professionnelle difficile et l’éducation, seule, de ses deux ados, elle a oublié de penser à elle, a pris trois ans de retard sur sa mammographie. Son médecin traitant ne s’en est guère soucié. En 2020, malgré d’inquiétantes prises de sang, il ne s’alarme pas et lui prescrit des somnifères. « J’avais l’impression de le déranger. En consultation, il répondait parfois de deux à quatre fois au téléphone pour des conversations de cinq à dix minutes. Mais moi, il ne m’a jamais prise au téléphone. » Épuisée au travail, c’est elle qui lui suggère une mammographie.

Il est d’accord. Cancer du sein grade 3 de type agressif. Une biopsie s’impose. Le radiologue lui promet une prise de rendez-vous. Rien au bout de quatre jours. Elle se tourne vers son généraliste. « Je m’en occupe. » Il ne s’occupe de rien. Un matin de novembre, elle prend sa voiture, se rend seule à l’Oncopole, le campus de cancérologie de Toulouse (31), en « plein Covid ». On s’étonne de sa présence. On lui indique un couloir. Elle s’adresse au hasard à une femme en vêtements de ville. Obtient un rendez-vous d’urgence.


Lou, 46 ans, a connu deux vies dans deux pays différents. Originaire de Sidi Bel Abbès, en Algérie, à 80 kilomètres d’Oran, elle se passionne dans sa jeunesse pour les métiers du bâtiment et devient métreur gros œuvre en 1996, puis chef de chantier. En 2002, portant à bout de bras l’entreprise qui l’emploie, elle a besoin de prendre des vacances et se rend en France, dans sa famille.

Mais sa patronne lui en veut pour ce congé et la licencie. Lou obtient un asile territorial d’un an qu’elle passe à Toulouse. En 2003, elle rencontre un beau Breton. C’est le coup de foudre. Un premier enfant. Puis le choix, en 2007, de se séparer de ce compagnon volage alors qu’elle est de nouveau enceinte. Et le début de la galère. « La société punit la femme qui choisit d’être seule avec ses enfants. J’ai payé le prix fort. » Une liste vertigineuse de petits métiers… et des déceptions : l’abandon d’une carrière dans le bâtiment, malgré son expérience. Des employeurs sans honneur, dont le propriétaire d’un hôtel à Rocamadour (46), qu’elle dirige en 2017, qui ne la paye pas et qu’elle traîne aux prud’hommes.

« Au bout de cinq voyages, je décide de prendre ma voiture pour suivre ma chimio. »

Loubna Laouedj

2018, retour à Toulouse. Dépression et précarité. Et puis, à l’automne 2020, la tuile. Un cancer tellement virulent qu’il faut inverser le protocole et mener une chimio pour réduire la tumeur avant l’opération. Pour sa chimio à l’Oncopole, où elle sera « formidablement soignée », Lou obtient vingt et un bons de transport en taxi. Tous les jours un chauffeur différent… une voiture sale… un véhicule qui arrive en avance de trente minutes pour faire tourner le compteur… Parfois, plusieurs passagers sur le chemin du retour… Le chantage du patron qui ne veut pas lui rendre ses bons… Au bout de cinq voyages, elle décide de prendre sa voiture pour suivre sa chimio.

Lou est solaire et fragile à la fois. Elle a intériorisé sa précarité, évoque une citoyenneté de seconde zone, sourit. Elle n’a toujours pas la nationalité française après vingt ans à Toulouse et deux enfants. Un médecin du travail qui s’étonne de son bagage lui a pourtant conseillé de la demander, « mais c’était compliqué après les attentats, je n’osais pas. » Le 21 septembre dernier, Lou a déménagé dans un joli village de la périphérie toulousaine. Elle vient de commencer une micro-chimio et sa santé s’améliore. À l’automne, elle réalisera son nouveau rêve : une formation de chauffeur de taxi pour le transport des patients. Eux auront de la chance.