Ligués contre le cancer

Médicament

Pénuries de médicaments : à quand le remède ?

Certes, le problème est antérieur à la crise sanitaire. Bien sûr, le péril a été moins inédit que pour les respirateurs, les masques ou les tests, même s’il y a eu de fortes tensions sur des produits anesthésiques. Et pourtant, la pandémie de Covid-19 a mis à nouveau en évidence les dangers que la pénurie de médicaments faisait peser sur la santé de chacun. Alors que le constat est aujourd’hui partagé par tous, il est plus que jamais urgent d’apporter rapidement des réponses efficaces et durables.
Article paru dans Vivre N°386 de septembre 2020.

Covid-19
Médicament
Pénurie
Société

01/06/2021

Illustrations extraites de l’étude publiée par la Ligue contre le Cancer Rainy Day

La hausse est spectaculaire. De 2013 à 2016, le nombre de signalements de tension ou de rupture d’approvisionnement en médicaments auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) tournait autour de 400 par an. Il est passé à 530 en 2017, 871 en 2018 et 1 499 en 2019. « Et encore, des remontées d’informations par nos membres nous ont montré, par exemple, qu’il arrivait qu’une pénurie ne soit pas connue de l’ANSM… », explique François Latour, cardiologue aujourd’hui à la retraite et secrétaire général de l’association Épilepsie France.

« La crise a agi comme un révélateur »
L’ampleur est telle que le diagnostic est aujourd’hui partagé par tous. Ainsi, pour Philippe Lamoureux, le directeur général des Entreprises du médicament (LEEM), « on est assez de l’avis général. Il y a bien des ruptures d’approvisionnement, qu’il faut toutefois distinguer des ruptures de stock. C’est un phénomène bien identifié par l’ANSM, mais aussi par le Parlement. » De son côté, la Ligue contre le cancer a publié les résultats d’une étude menée auprès des malades et des professionnels de santé en novembre 2019, intitulée Pénuries de médicaments : une perte de chance pour toutes les personnes malades (voir plus bas). Et elle se prépare à lancer une campagne d’information (voir plus bas). Pour Amandine Courtin, chargée de mission Plaidoyer à la Ligue, la crise sanitaire a agi comme un révélateur pour le grand public : « On a parlé des pénuries comme jamais. Lors de son audition à l’Assemblée le 1er avril, le Premier ministre a expliqué que c’était le sujet le plus sensible. Et le président de la République a eu des paroles fortes sur la nécessaire souveraineté en matière de santé et de relocalisation de la production de médicaments ». Le sujet déborde d’ailleurs des frontières. Véronique Trillet-Lenoir, députée européenne et cancérologue, est ainsi rapporteure, pour le groupe Renew, du rapport du Parlement européen sur les pénuries de médicaments : « La crise du Covid-19 a mis en évidence, de manière explosive, qu’on travaillait en flux tendu dans le domaine de la santé. Et elle a clairement accéléré la prise de conscience sur une possible mise en danger des patients ».

Des causes multiples qui s’additionnent

Si le constat est désormais bien connu et quantifié, reste à en identifier les causes. Pour Véronique Trillet-Lenoir, « le facteur principal, c’est la délocalisation de la fabrication, qui concerne environ 80 % des principes actifs et 40 % des médicaments finis. J’y ajouterai le manque de stocks, qui s’explique par la production à flux tendu. Mais on peut citer aussi le renforcement continu des normes environnementales et sociétales, qui peuvent pousser à délocaliser la production ».

Pour sa part, Philippe Lamoureux évoque aussi une série d’autres raisons : « Une hausse de la demande mondiale – 6 % par an pour la Chine, par exemple – plus rapide que celle des capacités de production. Des médicaments, notamment biologiques, de plus en plus complexes. Des incidents de production qui pénalisent lourdement dans un fonctionnement à flux tendu. Des problèmes croissants d’approvisionnement en principes actifs, car l’Europe s’est désarmée unilatéralement. Songez que l’Europe est dépendante de fournisseurs extérieurs à l’Union européenne pour 60 à 80 % des principes actifs, contre 20 % il y a vingt ans… ». Dans le cas particulier de la France, le LEEM ne manque pas non plus de pointer la politique des prix fixés par l’État, en expliquant que les prix des médicaments sont inférieurs à ceux des cinq grands pays de l’UE dans environ 80 % des cas. Avis que ne partage pas la Ligue. Et la situation pourrait encore se dégrader, selon Amandine Courtin. « On s’attend à une explosion des pénuries. Déjà, la situation de départ est très détériorée, avec la forte hausse des signalements en 2019. En outre, certains pays ont pris des mesures restrictives : l’Inde a ainsi interdit l’exportation de 13 principes actifs. Il est clair qu’il faut agir vite, si on veut éviter de multiplier les pertes de chances pour les patients, notamment en cancérologie. L’ANSM avait mis en place des groupes de travail, mais tout a été suspendu avec la crise sanitaire. Aujourd’hui, il est indispensable de les relancer. » Une nécessité d’autant plus forte que tous les médicaments ne sont pas substituables, explique François Latour. « Certaines pénuries sont de courte durée. Mais on en a vu durer plusieurs mois. Or, même s’il existe des médicaments de substitution – ce qui n’est pas toujours le cas –, il faut parfois plusieurs mois pour parvenir à rééquilibrer un traitement. C’est vrai pour les 650 000 personnes atteintes d’épilepsie en France, dont un tiers sont pharmaco- résistantes. »

Le salut par l’Europe
« Beaucoup de réponses devront passer par l’UE, affirme Véronique Trillet-Lenoir. Par exemple, plutôt que vingt-sept politiques nationales de relocalisation de certaines productions, il serait plus judicieux d’agir au niveau paneuropéen. En outre, on constate que les pénuries actuelles concernent surtout des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM), mais tombés dans le domaine public et qui n’intéressent donc plus les laboratoires. Il faudra sans doute diversifier les solutions et introduire des financements publics. Un “rapport d’initiative” sera adopté à l’automne et la Commission européenne proposera au même moment une stratégie européenne du médicament. »

Médocs en stock
Car si le diagnostic est partagé, les avis divergent sur l’ordonnance. Pour François Latour comme pour Amandine Courtin, la première nécessité serait de constituer des stocks pour les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. « La feuille de route élaborée par le ministère en juillet 2019 pour “lutter contre les pénuries et améliorer la disponibilité des médicaments en France” est un premier pas intéressant, explique Amandine Courtin, mais nous attendons toujours le décret qui doit la concrétiser, notamment sur la question des stocks et sur leur volume. Il est pourtant expressément prévu par le projet de Loi de financement de la Sécurité sociale pour 2020 ! » Autres pistes, soutenues également par Véronique Trillet-Lenoir : la diversification des sources d’approvisionnement – qui commence à émerger – ou encore la relocalisation de la production en Europe. Pour la députée européenne, toutefois, « il faut éviter d’avoir vingt-sept lieux de stockage au sein de l’Union. On pourrait, par exemple, envisager des achats groupés et des stocks tournants partagés». Pour le LEEM, Philippe Lamoureux exprime des réserves. S’il ne conteste pas le principe des relocalisations – tout en rappelant qu’il existe déjà 270 sites de production en France –, il est en revanche très réservé sur la question des stocks, en raison du coût de ces derniers, qui pourraient forcer les petits opérateurs à sortir du marché, notamment dans le domaine des génériques. Il plaide donc plutôt pour la souplesse d’une organisation fondée sur une multiplication des centres de production à travers le monde, à même de mieux répartir cette dernière en fonction des besoins. Mais quels que soient les résultats des débats et des réflexions en cours, une chose est désormais certaine au lendemain de la crise sanitaire : en matière de médicaments, le monde d’après ne pourra pas ressembler à celui d’avant…

Un phénomène d’ampleur

Réalisée – avant la crise sanitaire – auprès de 1 358 personnes en cours de traitement ou dont le traitement est terminé depuis moins de dix ans et de 500 professionnels, l’étude de la Ligue apporte de nombreux enseignements. Elle montre que les professionnels de santé sont fréquemment confrontés à des pénuries (74% pour ceux concernés par des pénuries de médicaments contre le cancer). Les patients connaissent le phénomène (53% l’identifient), mais la perception est parfois confuse. Professionnels (81%) comme patients (73%) se disent, en revanche, mal informés sur les pénuries de médicaments auxquelles ils sont confrontés. Et cela, même si 77% des soignants disent informer leurs patients lorsqu’ils sont confrontés à l’indisponibilité d’un médicament. Par ailleurs, un tiers des patients et des professionnels estiment que les médicaments de substitution utilisés dans ce cas de figure sont généralement moins efficaces. Enfin, près de la moitié des soignants juge que les pénuries de médicaments utilisés contre le cancer ont un impact très négatif (8%) ou plutôt négatif (37%) sur le taux de survie à cinq ans du patient.